Le comte milanais Giuseppe Gorani est un aventurier. Issu de la noblesse désargentée, il a dès son enfance un penchant pour des “goûts dépravés, des habitudes déplorables”. Après une carrière militaire chez les Autrichiens, il termina sa vie en tant que diplomate français sous la Révolution. Parcourant les terres d’Europe, ravagées par la guerre de 7 ans, il tente sa fortune au Portugal pour servir le marquis de Pombal. Dans ses lettres, il raconte ses mésaventures de noctambule dans un Lisbonne ravagé. Cet écrit est exclusif, il témoigne ô combien Lisbonne était une cité dangereuse à cette époque.
Lorsque ce Candide italien embarque à Montijo à 6h30 du matin, le 1er novembre 1765, il a encore en tête les superlatifs qui circulent sur Lisbonne. Cette cité mythique des héros de Luis de Camoes ! Depuis qu’il a entrepris ce long périple, Giuseppe s’est évertué à apprendre le portugais et à lire à plusieurs reprises une belle édition des Lusiades : son souhait c’est de faire forte impression auprès des Portugais.
Lorsque je fus au milieu du Tage, je vis la superbe capitale du Portugal, qui se présentait à moi le long du fleuve en amphithéâtre entre le levant et le couchant.
En débarquant à Terreiro do Paço, il observe une cité en reconstruction. “Il fallait que le tremblement de terre fût extrêmement affreux puisque dix ans après, à mon arrivée à Lisbonne, cette ville montrait encore tant de décombres”. Depuis la rue Augusta flambant neuve, il se dirige directement à son auberge, aidé par un jeune galicien qui transporte ses bagages. “Car les galiciens font à Lisbonne tout ce que les Savoyards font à Paris”. A deux pas du palais de l’Inquisition, le garçon l’installe dans une pension au nom étrange : As almas santas do purgatorio. Cela présage-t-il de funestes destinées ? Sa première impression est en effet légèrement faussée : la nouvelle Baixa a commencé à montrer ses plus beaux atouts. L’enfer ne lui est pas encore dévoilé…
Dans les années qui suivent le terramoto, Lisbonne est un chaos effrayant de palais renversés, d’églises incendiées. Dans les quartiers désoeuvrés, les rues étroites sont pavées de petites pierres pointues qui saignent les pieds. Au coucher du soleil, le peuple jette ses ordures à même la rue. Il est impossible de parcourir Lisbonne en hiver sans se souiller jusqu’aux genoux. Les litières de transport sont couvertes de cuir pour éviter les éclaboussures sur les robes des dames !
Pendant les beaux-jours, cette boue immonde s’accumule, se dessèche au Soleil. Elle devient ainsi une poussière fine, noirâtre qui au contact du vent, du passage de l’Homme et des charrettes s’envole puis entre dans les maisons couvrant à l’infini les meubles. Soit tu es maculé de fange, soit tu es couvert par la poussière.
Si certains domestiques s’emploient à jeter les boues dans le fleuve, la majeure partie des Lisboètes s’en accommodent. En effet, la nuit le menu-fretin fait ses besoins dans les ruelles et le jour, derrière une arcade.
Une fois l’obscurité tombée, ces immondices sont un régal pour les 80 000 chiens errants de Lisbonne. Des meutes de 40 à 50 chiens se rassemblent devant les cabarets, les tavernes et les frigideiros, ces roulottes ambulantes où on y fait frire des sardines.
Si enfin les odeurs insupportables envahissent les rues et les maisons, cela reste agréable par rapport au bruit aigu et perçant des roues de charrette. Un tourment pour les oreilles ! Les charretiers refusent en effet de graisser les essieux car ils semblent convaincus que le bruit fait fuir le diable…
Au crépuscule, Lisbonne devient un nid de voleurs et d’assassins. La canaille des grands chemins afflue dans la capitale. A l’affût, les brigands se cachent dans les ruines et détroussent les noctambules. On essaiera tant bien que mal d’installer à la fin de ce siècle un éclairage public, mais très vite ce projet sera abandonné car les lampes sont constamment détruites par les bandits.
On assassine avec de longs couteaux pointus. Mobile du crime ? Une histoire de jalousie, de vengeance… Une certaine forme de fatalisme, voir de compassion s’installe chez les Portugais. “Coitadinho !” Disent-ils. Un Français de passage témoignera en 1766 : « J’ai vu à Lisbonne un domestique assassiner son camarade en plein midi au milieu de la rue, se retirer froidement avec son couteau à la main, être conduit en prison en riant et en sortir quelques mois après pour faire le métier de bourreau ».
En ce 1er novembre 1765, l’été de la Saint-Martin bat son plein. Un silence de plomb règne sur la place de Rossio, c’est jour de grande pénitence car on célèbre les 10 ans du tremblement de terre. “Quand le soleil fut couché et que nous étions dans l’heure que l’on appelle entre chien et loup, je sortis aussi de ma tanière”. Giuseppe explore la Baixa de long en large pour commencer à prendre ses premiers repères. Alors qu’il envisage de rentrer à l’auberge, une africaine vient à lui. Un chapelet entre ses mains, elle récite des Pater et des Ave Maria. Puis elle lui propose une bonita rapariga aux charmes inouïs. Lors de son passage à Evora, il a été profondément séduit par les Portugaises, il se laisse donc aisément convaincre par cette “prêtresse de l’amour”. Giuseppe mord donc à l’hameçon, conscient de son imprudence. A cette époque, il n’est pas rare d’apprendre la mort brutale de voyageurs italiens lors de leur passage à Lisbonne; c’est sans aucun doute une nation téméraire pour les escapades nocturnes !
Oh quel libertin ! Aller ainsi à des aventures, dans une ville immense, remplie de ruines, par des rues que je ne connaissais point ! Quel nom donner à une conduite si pitoyable ?
Perdu dans les bairros de Lisbonne, notre comte se laisse entraîner par la duègne. Il parcourt 5 à 6 rues avant de monter au 3eme étage d’une maison. La fille est d’une beauté ! Après avoir soupé, elle ne tarde pas à lui demander de quitter ses habits. Six heures au lit plus tard, Giuseppe sent le sommeil le gagner lorsqu’il entend des bruits sourds derrière la porte. Pris de panique, il se lève en sursaut.
Ce sont des rats ! Lui répond la rapariga. Que nenni ! Nu tel un spartiate, Giuseppe prend son pistolet dans la main droite, son épée dans la gauche. A peine la porte ait le temps de s’ouvrir, il tire sur le porteur de lanterne qui s’effondre. Bousculant les autres assaillants, il descend en flèche les escaliers pour s’engouffrer au péril de sa vie dans les rues sombres de Lisbonne.
Qu’on imagine […] dans quel état j’étais, sans bas, sans culottes, sans souliers, sans chemise, sans chapeau, l’épée nue à la main, sautant d’une rue à une autre, souvent au milieu des décombres et des ruines
Exténué, complètement ensanglanté, le comte se cache dans une masure, dévoilée par le clair de lune. Voyant les coquins passer devant lui, il quitte sa cachette pour ensuite errer de rue en rue en quête d’un refuge.
Par chance, il croise un homme avec une lanterne, qui après l’avoir convaincu de sa mésaventure, l’aide à retrouver son chemin. Une fois dans sa chambre, le Portugais le soigne, le considérant comme un frère. Cette rencontre à point nommé va ainsi convaincre le comte que si des hommes sont prêts à agir avec un étranger et avec tant de bonté, les Portugais sont décidément une grande nation !