Praça do Comércio, Lisbonne, 1er février 1908, 17h. La famille royale portugaise rentre en urgence de Vila Viçosa, leur lieu de villégiature. Un décret signé deux jours plus tôt ne passe pas à Lisbonne. Ce dernier autorise la déportation dans les colonies, sans procès, pour toute personne voulant renverser le régime.
De Vila Viçosa, le train emmène le roi, sa femme, son fils ainé vers Barrareiro, qui fait face à Lisbonne. Là, la famille prend le bateau et débarque à la Praça do Comércio. Le roi prend le temps de saluer la foule malgré le climat tendu. La reine reçoit un bouquet de la part d’une petite fille. Le fils cadet de la famille royale, Manuel, resté à Lisbonne pour ses études, retrouve sa famille. Tous embarquent dans un deux chevaux cabriolet.
Et là, c’est le drame…
Mais remontons deux décennies plus tôt pour tout bien comprendre.
Le choc est dur pour les portugais. Ils ne peuvent pas revenir sur les concessions accordées aux autres puissances européennes et ne gagnent qu’un petit territoire le long du Zambèze, agrandissant un peu le Mozambique.
Le 1er avril, Silva Porto, un explorateur portugais très populaire, s’immole, enroulé dans un drapeau du Portugal, en contestation à l’ultimatum. Il meurt trois jours plus tard, dans d’atroces souffrances. A Porto, sa ville d’origine, une foule immense assiste à ses funérailles.
Dans tout le Portugal, il y a des manifestations à l’encontre des anglais, mais aussi du roi. Ce dernier est tenu responsable de la déroute. La monarchie est jugée faible et de mèche avec les anglais. Tout cela va jouer en faveur des républicains…
Pendant un an donc, le Portugal s’embrase. Un nouveau gouvernement est immédiatement mis en place, courant janvier 1890, mais cela ne suffit à calmer l’opinion. La protestation touche toutes les couches de la population. Selon João Chagas, futur président du Portugal, la rue voit pour la première fois défiler des “homens graves e de chapeu alto” (des hommes sérieux avec un chapeau haut de forme). Dans plusieurs cercles républicains, on parle déjà de révolution…
Mais tous ne sont pas d’accord sur la conduite à tenir. Si la plupart des figures importantes du parti républicain, comme Teófilo Braga, préconise une action à long terme, sans révolte, une autre frange du parti veut agir, et vite.
Ces pro-révolte sont échauffés par la récente révolution brésilienne, un an plus tôt, qui renversa l’Empire Brésilien. Ce dernier avait perdu successivement le soutien de l’Eglise, suite à des divergences de point de vue à propos de la franc-maçonerie, ainsi que celui des grands propriétaires en abolissant l’esclavage en 1888, sans pour autant les indemniser.
Ce matin du 31 janvier, deux régiments de militaires s’emparent de la mairie de Porto. L’avocat Augusto Alves da Veiga y proclame la république et le drapeau républicain vert et rouge flotte sur l’édifice.
Les habitants de Porto sortent dans la rue pour soutenir le mouvement mais sont rapidement bloqués par la Garde Municipale, restée fidèle à la couronne.
A Lisbonne, on s’affole. Le palais peine à recevoir des informations claires sur la situation à Porto. Dans la capitale, les rumeurs vont bon train ! Les plus cohérentes ne sont pas à l’avantage du régime. Elles décrivent une situation hors de contrôle, les insurgés auraient pris le contrôle de Porto… Certains télégrammes qui parviennent jusqu’à Lisbonne ne sont guère plus encourageants. A la question “Comment est le patient ?” Porto répond : “Il doit mourir demain…”
Finalement, la situation s’éclaircit en milieu de journée. La révolte est étouffée par la Garde Municipale de Porto. Certains initiateurs du mouvement ont pu s’enfuir à temps. Augusto Alves da Veiga s’enfuit ainsi en France. D’autres n’ont pas cette chance. João Chagas et Antonio Amaral, un officier, sont déportés en Angola. En tout, plus de 500 personnes sont jugées et la moitié sera envoyée en Afrique.
Malgré la débâcle de 1891, le parti républicain se renforce. Depuis les commémorations du jour de Camões en 1880, il alimente le sentiment patriotique des portugais. En effet, si c’est le roi Luís Ier qui est à l’origine de ces festivités, il confie la tâche à une commission composée de nombreux républicains dont Teófilo Braga ou Sebastião de Magalhães.
De plus, les prises de positions des républicains suite à l’ultimatum britannique ne font que renforcer la popularité du parti.
La période qui suit la révolte de Porto se caractérise par une alternance entre les partis progressiste et régénérateur. L’un s’appliquant à détruire ce que l’autre fait, et inversement.
C’est dans ce contexte difficile qu’intervient João Franco. Il occupe plusieurs ministères pour le compte du parti régénérateur. Pour la petite histoire, c’est lui qui concède aux Açores son statut d’autonomie en 1895, toujours en vigueur aujourd’hui.
Il devient de plus en plus critique envers la vie politique du pays et finit par créer un nouveau parti : le parti régénérateur libéral.
C’est avec ce nouveau parti que João Franco va pouvoir former une coalition avec les progressistes et accéder au pouvoir. Il déclare vouloir gouverner à l’anglaise, c’est-à-dire de façon douce et ferme en même temps. Il met ainsi en place de nombreuses réformes pour améliorer la vie politique portugaise. Parmi ses mesures, il s’attaque violemment aux anarchistes.
Cette guerre au mouvement anarchiste instaure un climat d’insurrection dans le pays. En 1907, des étudiants bloquent l’université de Coimbra. João Franco prend des mesures répressives. Il perd pour cela le soutien des progressistes, raison pour laquelle il dissout l’assemblée.
A l’époque, on dit de lui qu’il gouverne dorénavant à la turque, clin d’œil à son objectif initial. Mais en réalité, il plonge le pays dans une véritable dictature. L’apothéose arrive avec l’arrestation des organisateurs du coup d’État raté de l’Elevador da Biblioteca, le 28 janvier 1908. On y retrouve António Egas Moniz, Afonso Costa et bien d’autres personnalités républicaines.
João Franco en profite pour faire signer au roi le fameux décret, prévoyant l’expulsion de ceux qui sont contre la sécurité de l’Etat, ce, deux jours plus tard.
A la publication du décret, le roi Carlos Ier aurait déclaré “je vais devoir prendre ma peine de mort”. En effet, les réactions ne se font pas attendre. Quelques jours seulement après la tentative de coup d’Etat de l’Elevador da Biblioteca, tous les protagonistes n’ont pas été arrêtés et ces derniers sont d’autant plus remontés par le décret.
Nous voilà donc à la Praça do Comércio. La sécurité autour de la famille royale n’a pas été renforcée, il faut montrer au monde que le calme est rétabli. Le prince Manuel (le fils cadet) et le frère du roi, Alfonso, attendent la famille sur le quai. Par précaution, le fils aîné du roi, Luís, a emporté avec lui son revolver.
Une fois tout le beau monde dans les cabriolets, le convoi part du côté gauche de la place en direction du Paço dos Necessidades. Là, un homme se dresse, derrière le cortège, armé d’une carabine. Il tire une première fois, la balle blesse mortellement le roi. Un autre homme, à gauche, tire sur le prince Luís. D’autres hommes se tiennent aussi de part et d’autre du convoi. La police réplique, la confusion est totale. Tous courent de tous les côtés. La reine Amélie d’Orléans, ou Amalia, debout dans le cabriolet, se défend comme elle peut avec le bouquet qu’on venait de lui offrir. Elle frappe avec ceux qui veulent monter dans le carrosse en criant “Infâmes, Infâmes !”, tentant de protéger ses deux enfants.
Dans la voiture, le spectacle est saisissant, le prince Manuel, lui-même blessé, tient son frère, mort dans ses bras. La reine est toujours debout, pleurant. De la gorge du roi, des flots de sang s’échappent. Le cabriolet continue sa route vers l’Arsenal. La reine et le prince Manuel descendent et l’on transporte le roi et le prince Luís dans une salle médicalisée. Là, le docteur Moreira ne peut que constater la mort des malheureux. La reine Maria Pia, mère du roi Carlos, arrive sur place et dit à la reine Amalia “Mon fils, mon pauvre enfant !”, ce à quoi cette dernière répond “Mon fils, mon pauvre enfant !” en lui montrant le second corps. La reine Maria Pia s’évanouit et tombe sur le sol maculé de sang.
En tout, des dizaines de coups de feu auront été tirés. Une grande partie des détails nous proviennent de la déposition de Guilherme Pinto Basto, un proche de la famille royale, présent sur les lieux du drame. Lui-même affirme avoir manqué de se faire tirer dessus par la police dans la confusion générale.
L’autre partie, de la reine elle-même, de ses journaux intimes et de sa correspondance, recueillis avec soin par Stéphane Bern qui en a imaginé ses mémoires.
Dans l’avenue Almirante Reis, autrefois l’avenue de la reine Amalia (Amélie d’Orléans), se dresse aujourd’hui le restaurant Infâme, un des meilleurs de la capitale. Ce restaurant recevait, au même moment de l’attentat, le prestigieux prix Valmor. En hommage à la reine, il s’appelle depuis l’Infâme.
Les conséquences de ce drame sont nombreuses. Alors que, techniquement, le prince Luís a été roi pendant quelques minutes, entre la mort de son père et la sienne (ce qui en fait le règne le plus court de l’Histoire), le jeune prince Manuel succède à son frère à seulement 18 ans.
L’attaque est imputée à la Charbonnerie, une société secrète, opposée à la monarchie. Les deux principaux assaillants, Manuel Buiça et Alfredo Costa, morts pendant l’attaque, en étaient membres. Vingt-deux mille personnes viendront à l’enterrement des régicides. L’Association d’état civil, qui organisait l’événement, promettait des grosses sommes d’argent pour ceux qui viendraient…
João Franco est tenu pour responsable de la tragédie, pour avoir instauré un climat d’insécurité dans le pays. La reine Maria Pia ira lui dire, sous le choc de la mort de son fils et de son petit-fils : « Franco, tu avais promis de sauver la monarchie de la tombe, et tu as creusé la tombe de mes enfants.”
Franco démissionne trois jours plus tard, le 4 février. En Angleterre, cette décision est critiquée par le roi Édouard VII qui déclare au marquis de Soveral, l’ambassadeur du Portugal au Royaume Uni : “Alors, quel est ce genre de pays, dans lequel un roi et un prince sont tués et la première chose que vous faites est de congédier le ministère ? La révolution a triomphé, n’est-ce pas?”
En effet, la réponse de la monarchie est inadaptée, pour cette dernière, le compte à rebours est lancé. Le roi Manuel, appelé “le malheureux », bénéficie de la sympathie populaire, en raison de son jeune âge et des circonstances qui l’ont emmené sur le trône. Mais ce dernier confesse son impréparation et confie sa charge à José Luciano de Castro qui a plusieurs fois été président du conseil des ministres. Les républicains appuieront sur ce qu’ils considèrent comme une faiblesse.
En attendant, les mouvements républicains et les sociétés secrètes comme la Franc-Maçonnerie et la Charbonnerie continuent leur travail de propagande anti-monarchique dans les couches influentes de la société portugaise.
Les années qui suivent sont donc troublées. Les partis monarchistes sont divisés tandis que le parti républicain est, quant à lui, bien soudé et attire de plus en plus d’adeptes.
Le 3 octobre 1910, des centaines de révolutionnaires tiennent la place du Marquis de Pombal. Ils sont rejoints par des militaires. S’ensuivent des combats entre les forces fidèles au roi et les républicaines. Toute la journée du 4, l’issue des combats est incertaine.
Deux croiseurs cuirassés, ralliés à la cause républicaine, se mettent à bombarder le Paço das Necessidades depuis le Tage. Le roi Manuel s’y trouvait. Si les premiers tirs ne font pas trop de dégâts, les suivants commençaient à endommager sérieusement le palais.
Le roi prépare alors son repli vers le palais de Mafra, à l’extérieur de Lisbonne. La reine écrira plus tard “Cette solution me rassurait en tant que mère […] Cependant d’un point de vue politique, c’était une fuite”
C’est cependant au palais de Belém que le roi ira d’abord se réfugier. Parmi les rares personnes qui l’accompagnaient, le lieutenant Sepulveda lui expose son plan. Les forces révolutionnaires ont alors une large avance. “Il faut que Votre Majesté se porte, à cheval, à la tête des forces qui gardent le palais, et que nous marchions sur Lisbonne […] seul un acte de courage qui enflamme les soldats peut sauver le trône”. Le jeune roi lui répondra “Soit, je suis prêt, allons-y, sauvons la monarchie, même si je dois payer le prix de ma vie !”
Il ne le fera pas. Les propos tenus un peu plus tôt l’étaient en présence (par téléphone depuis Sintra) de la reine mère Amalia. Cette dernière, avant de s’évanouir, le supplia de ne pas faire cette folie. Le jeune roi a ainsi renoncé à ce projet et ira se replier à Mafra.
A Mafra, on n’angoisse même plus pour le sort de la monarchie, on sait déjà comment cela va se terminer. En effet, dans la soirée, les troupes se sont peu à peu ralliées à la république et celles restées fidèles au roi sont réduites à l’impuissance.
Le 5 octobre 1910, à 11h, la république est proclamée et un gouvernement provisoire est nommé avec Teófilo Braga comme président. Cette toute nouvelle première république portugaise ne sera pas très stable. Depuis le 5 octobre 1910, elle sera rythmée par seize coups d’états, jusqu’au 26 mai 1926 et l’ultime coup d’Etat du général Gomes da Costa qui mettra Salazar au pouvoir 7 ans plus tard.
La famille royale s’enfuit vers Gibraltar depuis le port d’Ericeira. Un dernier au-revoir aux pêcheurs de la petite ville, venus sur le rivage, et les têtes couronnées, celles qui restent, quittent le Portugal.
“Il fallait quitter ce pays où nous n’avions plus notre place. Ne pas penser à demain. Ne plus penser à rien…” écrira la reine Amalia, amère
Apparu pour la première fois en 1891, lors de la tentative de révolution de Porto, l’actuel drapeau du Portugal succède officiellement en 1911 au drapeau bleu et blanc de la monarchie Portugaise. Vert pour l’espoir de la nation portugaise, et rouge pour ceux qui l’ont défendue. Au centre, la sphère armilar manuéline témoigne de l’histoire maritime du pays. Enfin, bien que symbole de la monarchie, les armes du Portugal sont présentes, pour l’unité nationale. Officiellement, le drapeau est hissé pour la première fois sur la place de Restauradores à Lisbonne, le 30 juin 1911. En réalité, il avait déjà flotté une première fois sur la mairie de Porto le 31 janvier 1891, il y a 130 ans.
Le même jour que la reconnaissance du drapeau portugais, la république officialise aussi A Portuguesa comme hymne national.
Ce chant a été écrit en 1890, en réponse à l’ultimatum britannique. Le patriotisme Portugais, piqué au vif, a trouvé en ce chant un exutoire. Le pouvoir l’interdira après le mouvement du 31 janvier 1891.
A l’évènement de la République, quelques modifications ont dû être apportées. Ainsi “Contra os bretões marchar, marchar!” (Contre les anglais, marcher, marcher !) devient “Contra os canhões marchar, marchar!” (Contre les canons, marcher, marcher !).
Voici, sans plus tarder, ce chant, écrit par Henrique Lopes de Mendonça et mis en musique par Alfredo Keil.
Heróis do mar, nobre povo,
Nação valente e imortal
Levantai hoje de novo
O esplendor de Portugal !
Entre as brumas da memória,
Ó Pátria, sente-se a voz
Dos teus egrégios avós
Que há-de guiar-te à vitória !
Às armas, às armas !
Sobre a terra, sobre o mar,
Às armas, às armas !
Pela Pátria lutar !
Contra os canhões marchar, marchar !
Desfralda a invicta Bandeira,
À luz viva do teu céu !
Brade a Europa à terra inteira :
Portugal não pereceu !
Beija o solo teu, jucundo,
O oceano, a rugir de amor,
E o teu Braço vencedor
Deu mundos novos ao mundo !
Às armas, às armas !
Sobre a terra, sobre o mar,
Às armas, às armas !
Pela Pátria lutar !
Contra os canhões marchar, marchar!
Saudai o Sol que desponta
Sobre um ridente porvir ;
Seja o eco de uma afronta
O sinal de ressurgir.
Raios dessa aurora forte
São como beijos de mãe,
Que nos guardam, nos sustêm,
Contra as injúrias da sorte.
Às armas, às armas !
Sobre a terra, sobre o mar,
Às armas, às armas !
Pela Pátria lutar !
Contra os canhões marchar, marchar!
Héros de la mer, noble peuple,
Nation vaillante et immortelle
Montrez aujourd’hui de nouveau
La splendeur du Portugal !
Entre les brumes de la mémoire,
Ô Patrie, résonne la voix
De tes illustres aïeux
Qui te mènera à la victoire !
Aux armes, aux armes !
Sur la terre, sur la mer,
Aux armes, aux armes !
Pour la patrie, lutter !
Contre les canons marcher, marcher !
Déploie l’invincible drapeau,
À la lumière vive de ton ciel !
Que l’Europe clame à la Terre entière :
Le Portugal n’a pas péri !
Embrasse ton sol, magnifique,
L’océan, rugissant d’amour,
Et ton bras vainqueur
Donna de nouveaux mondes au monde !
Aux armes, aux armes !
Sur la terre, sur la mer,
Aux armes, aux armes !
Pour la patrie, lutter !
Contre les canons marcher, marcher !
Saluez le soleil qui se lève
Sur un avenir radieux ;
Que l’écho d’une offense
Soit le signal de ressurgir.
Les rayons de cette forte aurore
Sont comme les baisers d’une mère,
Qui nous gardent, nous préservent,
Contre les injures du sort.
Aux armes, aux armes !
Sur la terre, sur la mer,
Aux armes, aux armes !
Pour la patrie, lutter !
Contre les canons marcher, marcher !
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